SUR LES FINS DE PARTIE AU JEU D'ECHECS(1)

 

« En toute chose il faut considérer la fin » a écrit le grand fabuliste français La Fontaine. Ce conseil s'applique aussi à notre beau jeu d'échecs et je n'en veux pour preuve que ce qu'en disait l’ancien champion du monde Capablanca :

« Pour se perfectionner au jeu d'échecs, il faut avant toute chose étudier les fins de partie ». II n'est jamais superflu de définir les mots qu'on emploie, même lorsqu'on s'adresse à une élite éclairée, comme c'est le cas ici.

Par fin de partie nous entendons une position composée, présentant une énigme à résoudre dont l’énoncé peut prendre deux formes :

II est nécessaire — et vous verrez bientôt pourquoi — de distinguer deux genres de fins de partie :

Bornons-nous à considérer les différences essentielles entre les deux genres. Les fins de partie didactiques ont pour but l'utilité directe qu'elles présentent pour le joueur qui ne s'intéresse qu’à la partie jouée et aux succès dans les tournois. Pour prendre un exemple simple, la lutte de roi et dame contre roi et tour est une fin de partie didactique.

II est utile pour le joueur de savoir d'abord que la dame gagne contre la tour, et ensuite comment la dame gagne contre la tour dans la limite des 50 coups impartie par la règle. II va de soi que l'existence de plusieurs solutions ne démolit pas une fin de partie didactique.

On serait même tenté de dire que plus il y a de solutions, mieux cela vaut pour le joueur, puisque sa tâche s'en trouve facilitée. Je tiens à vous mettre en garde contre une illusion. Et cela vaut d'ouvrir ici une parenthèse.

Ne croyez pas qu'une fin de partie telle que : roi, une tour et un pion contre roi et une tour — pour prendre un exemple entre mille — soit simple, ce qui dispenserait d'en étudier la théorie. Ce qui est simple, c'est le matériel, et non la solution.

Considérez le diagramme suivant.

Championnat du monde 1935
Noirs : Euwe
Alékhine-Euwe, 1935
Blancs : Alékhine
Trait aux blancs.
FEN : 8/R7/2K1k3/P7/8/8/8/1r6 w - - 0 1

Cette position est celle de la 16ème partie du championnat du monde 1935, avec couleurs interverties. Que s’y passa-t-il ? Grigorieff a démontre qu'Alékhine aurait pu forcer le gain par I.a5-a6! Mais Alékhine commit la faute de jouer l.Ta7-h7? après quoi Euwe aurait pu forcer la partie nulle par Tb1-a1!. Mais au lieu de répondre 1…Tb1-a1!, Euwe commit a son tour une faute et joua 1…Tbl-c1†? après quoi il perdit à coups forcés(2).

Vous constatez que deux champions du monde, dans un championnat du monde, ont tous deux commis des fautes décisives dans cette fin de partie aux apparences si simples.

Ne me dites pas que le fameux « Zeitnot » est responsable de ces deux fautes. On pourrait écrire plusieurs volumes avec des exemples de ce genre, ou des parties qui auraient du être gagnées n'ont été que nulles, ou des parties qui auraient du être nulles ont été perdues, tout cela par ignorance ou connaissance insuffisante des fins de partie didactiques.

Un joueur qui connait son intérêt doit étudier les fins de partie didactiques non seulement afin de tirer toujours le maximum de sa position en fin de partie, mais de le faire en économisant son temps de réflexion à la pendule et ses efforts cérébraux.

Et cette étude des fins de partie didactiques n'est pas seulement utile au joueur, mais aussi au compositeur de fins de partie artistiques.

Un exemple sera plus clair qu'une explication générale.

Henri Rlnck
Basler Nachrichten, 18 déc. 1926
Henri Rlnck
Les blancs jouent et gagnent
FEN : 8/1k3q2/8/8/2p4Q/8/2K4R/5r2 w - - 0 1

Solution de Rinck : 1. Dh4-e4f, Rb7-a6; 2.Th2-h6t, Tf1-f6; 3. De4-f5 gagne. Et contre son habitude, Rinck s'arrête la sans la moindre démonstration. Pourquoi ? Parce que le gain lui semble évident, âpres 3.De4-f5. Et Rinck est regardé comme un des compositeurs les plus corrects et le moins souvent démoli. Mais j'ai démoli cette fin de partie ainsi : 3…Tf6xh6 fait nulle(3) ; 4.Df5xf7, Th6-c6!  (Journal de Genève, 5 février 1957). Voir la démonstration complète dans André Chéron : Lehr- und Handbuch der Endspiele, tome 3 (page 234).

Si Rinck avait connu mes recherches sur la théorie de dame contre tour et pion, il aurait vu aussi cette démolition. Et voila pourquoi le compositeur de fins de partie artistiques doit connaitre les fins de partie didactiques.

C'est dommage pour une idée aussi belle que celle du diagramme précédent, direz-vous. Je partage vos regrets et c'est pourquoi j'ai reconstruit cette étude de la manière suivante :

André Chéron
Journal de Genève, 22 janvier 1957
André Chéron
Les blancs jouent et gagnent
FEN : k4q2/8/8/2p5/8/2K5/5r1R/4Q3 w - - 0 1

Voir mon ouvrage précité : N° 1819.

Et je profite de l’occasion pour faire deux remarques.

La première est que, dans un cas de ce genre, l’équité commande que, si l’on cite ma fin de partie, on doit aussitôt après donner la position exacte de Rinck, afin que le lecteur puisse se rendre compte de ce que chaque compositeur a apporté dans la réalisation de la combinaison. Ainsi a chacun des deux, Rinck et moi-même, revient exactement le mérite qui lui est dû.

Et ce serait léser surement un des deux compositeurs que de se contenter de citer ma fin de partie, en mentionnant simplement en haut du diagramme : André Chéron (après Henri Rinck).

Ma seconde remarque est une question que je vous pose. Quand une combinaison aussi belle que celle de Rinck se trouve démolie, que doit faire le démolisseur s'il est aussi un compositeur ?

II a le choix entre deux attitudes, et seulement deux.

Terminons cette longue digression et passons a la fin de partie artistique.

Son but n'est pas l’utilité, mais la beauté. Ce que cherche le compositeur d'une fin de partie artistique, c'est à provoquer l'enthousiasme du chercheur par une combinaison extraordinaire, inattendue, brillante.

CAR LA FIN DE PARTIE ARTISTIQUE N'EST AUTRE CHOSE QUE L'ART DES BELLES COMBINAISONS.

Une conséquence capitale, évidente, en découle immédiatement. Si une fin de partie artistique a deux solutions (au moins) ; la combinaison extraordinaire préparée et voulue par le compositeur, et une autre (qui a les plus grandes chances d'être banale puisqu'elle n'a pas été préparée ni voulue), il est clair que la combinaison extraordinaire, préparée par le compositeur, cesse d'avoir un attrait et de mériter notre admiration, puisqu'il existe un autre moyen d'arriver au même but : gagner ou faire nulle. II est donc tout naturel de regarder cette fin de partie comme démolie et ayant perdu toute valeur et tout intérêt. Une fin de partie artistique (de même pour un problème)  ne doit avoir qu'une solution.

C'est un pendant naturel de l'esprit humain que si une fin de partie artistique l'a enthousiasmé, il cherche à faire partager sa joie à son prochain.

Dans un club comme celui-ci, qui ne réunit que des amateurs de belles fins de partie, vous êtes sûrs que votre joie sera partagée.

Mais si votre prosélytisme passe les limites de ce club — et comment ne le ferait pas un véritable prosélytisme ? — la réaction de votre auditeur ne sera parfois pas celle a laquelle vous vous attendez et vous aurez parfois l'impression d'avoir parlé peinture à un aveugle, ou musique & un sourd.

Les amateurs d'échecs qui s'intéressent surtout et d'abord a la partie jouée sont la majorité. Et il n'y a la matière à aucun reproche de notre part car chacun a le droit d'avoir ses préférences personnelles.

Comme dit un proverbe français, des gouts et des couleurs on ne dispute pas.

Mais il est de prétendus amateurs d'échecs qui ne s'intéressent qu'à ce côté des échecs et pour qui le roi des jeux n'est qu'une sorte de catch intellectuel ou la seule qualité qui compte est l'efficacité. Heureusement, ceux la sont la minorité.

Lorsque vous montrerez une belle fin de partie artistique (et j'en ai rencontré un qui n'a même pas voulu consentir à regarder ce que je voulais lui montrer) à un joueur de cette catégorie, vous l'entendrez parfois s'exclamer : « mais a quoi voulez-vous que cela me serve ? » Et ce sera comme une douche glacée sur votre enthousiasme. Tout mon être se soulève d'indignation quand j'entends semblable blasphème. Et je n'ai que deux réponses à y faire.

La première, si je me place sur le plan exclusivement utilitaire, est qu'il est faux que la connaissance des fins de partie ne serve à rien aux joueurs. Je l'ai dit et je le répète, des milliers de fins de partie jouées ont été perdues qui auraient du être nulles, ont été nulles qui auraient dû être gagnées si le joueur qui a commis la faute avait connu une certaine fin de partie illustrant la combinaison qui lui a échappé.

D'innombrables exemples fourmillent dans tous les traités de fins de partie. On vient même d'écrire un petit livre sur ce sujet : Staudte et Milescu : das 1 x 1 des Endspiels (Walter de Grayter, Berlin, 1965).

La seconde est qu'une œuvre d'art est un but en soi. Elle n'a pas à justifier son existence par son utilité. Or les fins de partie artistiques ne sont pas des devinettes mais des œuvres d'art.

A quoi sert une fin de partie artistique ? A celui qui pose une telle question, nous pourrions demander : à quoi servent la Joconde, la Venus de Milo, la sonate au claire de lune de Beethoven, un drame de Shakespeare ou d'Edmond Rostand ?

Le grand poète anglais Keats a déjà répondu magnifiquement à cette question :

"A thing of beauty is a joy for ever :
Its loveliness increases : it will never
Pass into nothingness…"

Et Quelqu'un de plus haut encore n'a-t-il pas dit déjà : « L'Homme ne vit pas que de pain ». Pour sentir tout le prix que présente pour l'Humanité l’ensemble des arts, il n'y a qu'à imaginer ce que serait son appauvrissement si un cataclysme détruisait sur terre l’ensemble des œuvres d'art.

Un joueur s'extasie devant une partie jouée qui a été gagnée par une promotion en cavalier, ou un sacrifice de dame, ou a été sauvée par un pat.

Par quel mystère psychologique peut-il rester insensible quand on lui montre une fin de partie qui est gagnée par huit promotions en cavalier, ou neuf sacrifices de dame, ou est sauvée par 19 pats tous différents ?

Ce joueur, comme nous, comme tout le monde, s'intéresse au record du monde du mile, quoiqu'il ne pratique pas la course a pied, parce que tout esprit curieux s'intéresse aux limites des capacités humaines.

Comment ce joueur, qui pratique les échecs, peut-il alors ne pas s'intéresser aux limites des capacités humaines dans son art ?

Et maintenant, cher Monsieur Roycroft, je vous félicite de fonder à Londres un club des amis de la fin de partie. Et je lui souhaite un grand succès et une longue vie. Qu'il soit le foyer ou brule la flamme de la beauté aux échecs, et que cette flamme réchauffe les cœurs et illumine les âmes !

Leysin, le 26 février 1965.
André Chéron,
Villa Les Glaciers
LEYSIN
Suisse (Switzerland)


(1)   Lettre extraite de la revue EG (End Game), numéro 3, http://www.gadycosteff.com/eg/eg3.pdf (3,5 Mo).

(2)   confirmé par Tablebases Nalimov http://www.k4it.de/index.php?topic=egtb&lang=en, (Patrick Martinez).

(3)   infirmé, la position 8/5Q2/k1r5/8/2p5/8/2K5/8 w - - 0 5 est gagnante, toujours d'après Tablebases Nalimov http://www.k4it.de/index.php?topic=egtb&lang=en, (Patrick Martinez).